Marcel Duchamp

Interview de Marcel Duchamp : “Je ne crois pas à l’art, plutôt à l’artiste.”

En 1964, le critique d’art du New Yorker Calvin Tomkins eut plusieurs fois l’occasion d’interviewer l’artiste Marcel Duchamp. Restées inédites, ces rencontres avec l’inventeur du Ready-made sont publiées pour la première fois aux Etats-Unis.

En voici des extraits parus en Italien dans le journal Repubblica, que je me suis fait un plaisir de vous retranscrire dans la langue de Molière. Histoire de rendre au génie de Marcel Duchamp ce que le français lui avait donné, la naissance à défaut de reconnaissance…

Des propos qui vont à contre-courant de la conception de l’art et qu’il fait bon de relire à cinquante ans de distance.

C.T : … J’aimerais que vous me parliez de votre vie à New York avant la Grande Guerre. Vous avez dit que la cité avait beaucoup changé depuis.

Marcel Duchamp : La vie a changé partout dans le monde. Prenez les taxes. En 1916 et 1920, les taxes n’existaient pas, ou elles étaient tellement négligeables que les gens n’y pensaient jamais. Aujourd’hui, quand approchent les mois de mars et avril, tous s’agitent et se plaignent de ne pas pouvoir s’acheter ceci ou cela parce qu’ils doivent payer les taxes.

Cette frénésie était inconnue à l’époque. Et même le reste de la vie en général était plus tranquille, au moins dans les rapports entre personnes. Il n’y avait pas la course des souris, cette course forcée au succès qu’on connait maintenant. Le monde entier aujourd’hui a l’obsession de courir au succès.

C.T : Mais, malgré tout ce mercantilisme et cette course au succès, force est de reconnaître que parmi les artistes plus jeunes aujourd’hui, on trouve un grand ferment, beaucoup d’inventivité, d’excitation… (nous sommes en 1964)

Marcel Duchamp : Oui, à l’époque il y avait moins de mouvements qu’aujourd’hui et pas autant d’artistes. Faire le métier d’artiste était réservé à peu, tandis qu’aujourd’hui, un jeune qui n’a pas de prédisposition particulière pour quelque chose te dit : “Peut-être que j’essaie dans l’art.” De mon temps, les jeunes qui ne savaient pas quoi faire essayaient la médecine, ou étudiaient pour devenir avocats. C’était ce qui se faisait.

C.T : Pensez-vous l’idée diffuse que faire de l’art est simple ?

Marcel Duchamp : Non, ce n’est pas plus simple qu’avant de faire de l’art, c’est qu’il y a plus de galeries. Mais aussi beaucoup plus de concurrence.

C.T : Et d’après vous, toute cette nouvelle activité artistique n’est pas un signal positif ?

Marcel Duchamp : Oui, si on le regarde d’un point de vue social. Mais sur le plan esthétique, cela me semble très dommageable. A mon avis, une production aussi abondante ne peut générer que médiocrité. Il n’y a pas le temps de de réaliser des œuvres vraiment belles. C’est ce que j’appelle l’intégration de l’artiste dans la société.

Cela signifie que l’artiste a acquis un statut équivalent à celui de l’avocat, du médecin. Il y a cinquante ans, nous étions des parias. Les parents d’une jeune fille n’auraient jamais consenti à lui faire épouser un artiste.

Marcel Duchamp : “L’artiste a acquis un statut équivalent à celui de l’avocat, du médecin. Il y a cinquante ans, nous étions des parias.”

C.T : Mais cela vous plaisait d’être vu comme un paria ?

Marcel Duchamp : Ah oui, bien sûr, ce n’est pas très commode mais au moins tu as la sensation de réaliser quelque chose de différent et d’inhabituel, qui restera pendant des siècles après ta mort.

C.T : Donc, vous désapprouvez le fait que l’artiste s’intègre dans la société ?

Marcel Duchamp : D’un certain côté, c’est une chose très plaisante parce qu’il y a la possibilité de gagner sa vie avec l’art. Mais c’est délétère du point de vue de la qualité du travail fourni.

Je suis de l’avis que les choses importantes doivent être réalisées avec lenteur. Je ne crois pas à la vitesse et c’est ce qui se produit avec l’intégration. Je ne crois pas à la rapidité, à la vitesse, concepts désormais introduits dans l’art, pour pouvoir le faire vite.” Plus c’est rapide, meilleur c’est” disent-ils.

C.T : Vous avez déclaré que votre œuvre a contribué à créer ce phénomène que vous venez de décrire. La création des ready-made par exemple…

Marcel Duchamp : Mais quand je réalisais des choses comme celles-ci, ce n’était pas avec l’idée d’en produire des milliers. L’objectif était de me soustraire à la capacité d’échange, à la monétisation pour ainsi dire de l’œuvre d’art.

Je n’ai jamais eu l’intention de vendre mes ready-made. C’était un geste pour démontrer qu’il était possible de faire quelque chose, sans l’arrière pensée d’en tirer de l’argent. En fait je ne les ai jamais vendus. Je ne les ai même jamais exposés. Personne ne les a jamais vu jusqu’à il y a une vingtaine d’années.

Quand je les ai exposés à la Galerie Bourgeois en 1916, Bourgeois me fit comme une faveur de les inclure dans l’exposition, comme une chose ironique (de sa part, pas de la mienne).

Si je suis responsable de ce qui arrive aujourd’hui, je le suis jusqu’à un certain point, pas entièrement.

C.T : Que pensez-vous de la conception contemporaine de l’art comme de quelque chose qui n’est pas fixe, qui est autre chose qu’un chef-d’œuvre fixé au mur ?

Marcel Duchamp : La difficulté est de le faire comprendre à celui qui l’achète. Les collectionneurs sont une catégorie très traditionaliste ! En général, ils ne sont pas suffisamment intelligents. Ils ont tendance à sentir les choses, se laissent guider par leurs sensations, ce ne sont pas des intellectuels.

Pour eux, c’est déjà un grand pas en avant de comprendre que ce qu’ils achètent n’est pas fait pour être accroché à un mur ou décorer leur habitation. Ils sont toujours prêts à dire :” Je veux l’acheter surtout pour le montrer à mes amis”, ou “quand ils viendront à mon cocktail, je veux qu’ils voient mon Rauschenberg”.

Ils veulent regarder les couleurs et la combinaison des formes et dire avec désinvolture :” Oh celui-ci je l’adore, il ne te plait pas ? Ah il est merveilleux”. C’est leur vocabulaire. Un vocabulaire merveilleux, non ? (éclat de rire)

Marcel Duchamp : “Les collectionneurs sont une catégorie très traditionaliste ! En général, ils ne sont pas suffisamment intelligents.”

C.T : Serait-ce plus salutaire si le collectionneur recevait ces œuvres d’une façon plus proche de l’esprit avec lequel elles ont été conçues ?

Marcel Duchamp : Au moins il y aurait une possibilité de retourner à une approche spirituelle qui aujourd’hui manque complètement. Ou plutôt, qui est occultée par la valeur monétaire des tableaux.

Ceux-ci peuvent être très spirituels mais le collectionneur finit toujours par dire : “je l’ai payé tant.” Ou trop, ou trop peu, et c’est bien dans les deux cas. Si c’est trop peu, il demande : “J’ai mal fait ?”. Et si c’est trop, il dit “Je suis fier de l’avoir payé si cher”.

C.T : Vous pensez que le mercantilisme soit devenu le caractère dominant dans le monde de l’art aujourd’hui ?

Marcel Duchamp : C’est l’effet de l’intégration. Cela signifie que si un avocat ou un médecin font quelque chose, il sont payés pour cela, et c’est une chose entendue qu’ils doivent être payés pour les services qu’ils rendent. Dans le cas de l’artiste -intégré pour la première fois depuis un siècle parmi eux-, il doit être payé pour ce qu’il fait. C’est normal, automatique. Personne ne se préoccupe plus de raisonner là-dessus ni d’avoir à le justifier.

C.T : Selon vous, que peut faire un jeune artiste pour briser les cages d’aujourd’hui, comme vous avez brisé celles d’hier, avant la Grande Guerre ?

Marcel Duchamp : Le grand artiste de demain devra entrer en clandestinité. Si la chance est avec lui, il sera reconnu comme tel après sa mort, mais il pourrait aussi passer inobservé. Entrer en clandestinité signifie ne pas être tenu d’interagir en termes d’argent avec la société.

Ne pas accepter l’intégration. Aujourd’hui, un artiste peut être un génie, mais si il se laisse contaminer par les flux financiers qui lui tournent autour, son génie fondra jusqu’à disparaître.

En dépit de ce qu’aura dit ou fait l’artiste, il restera de lui quelque chose qui n’a rien à voir avec ce qu’il désirait : son œuvre aura été capturé par la société qui se la sera appropriée. L’artiste ne compte pas. La société prend ce qu’elle veut. C’est l’interaction avec le public qui fait le tableau. Sans cela, il disparaîtrait dans un grenier, aucune œuvre d’art n’existerait vraiment.

L’œuvre d’art est toujours basée sur deux pôles : le public et l’auteur, et l’étincelle qui résulte de cette action bipolaire donne vie à quelque chose, comme l’électricité. Il n’y a pas besoin de dire que l’artiste est un grand penseur parce qu’il produit l’œuvre d’art. L’artiste ne produit rien tant que celui qui regarde ne dit : “Tu as fait quelque chose de merveilleux”. C’est celui qui regarde qui a le dernier mot.

Marcel Duchamp : “Le grand artiste de demain devra entrer en clandestinité.”

C.T : En d’autres mots, l’artiste ne devrait pas se considérer un être suprême ?

Marcel Duchamp : Essayez de lui dire ! Un artiste me répondrait : “Tu es fou ! Je le sais ce que je suis en train de faire”. Ils ont un ego démesuré. Nauséabond.

C.T : Mais c’est une attitude qui est en train de changer, non ? Les artistes pop-art semblent se prendre moins au sérieux que les expressionnistes abstraits.

Marcel Duchamp : Oui, c’est une sorte d’humorisme et ce n’est pas un mal. C’est peut-être même le présage d’une époque dans laquelle l’humour entrera dans l’art, dans laquelle les gens ne seront plus aussi sérieux et l’argent aussi important. Et il y aura du temps libre à disposition. Il faudrait trouver un système grâce auquel tous ont assez d’argent, sans devoir travailler pour le gagner.

C.T : Vous n’avez jamais cherché à discuter de ces théories avec un autre artiste ?

Marcel Duchamp : En général, je n’aime pas discuter. Avec les artistes, on ne discute pas, tu dis des paroles et eux disent des paroles, il n’y a pas la moindre concession. Zéro absolu. Magnifique des deux côté, un tas de paroles neuves, un langage poli, mais aucun échange réel et aucune compréhension des idées de l’autre.

C.T : Si on revient au discours mercantiliste, quelle est l’importance du rôle du marchand d’art dans la vie des artistes ?

Marcel Duchamp : Ils ont lancé tellement de jeunes. Mais il y a aussi des poux qui vivent sur les épaules de l’artiste. Même les collectionneurs sont des parasites. Ils me plaisent beaucoup, ce sont des personnes sympathiques, mais cela n’a rien à voir avec leur caractéristique de fond d’être des parasites de l’artiste. Ils sont une forme de parasitisme très particulier qui, au lieu d’être un obstacle, valorise.

C.T : Vous avez déclaré que nous sommes au point le plus bas dans l’histoire de l’art.

Marcel Duchamp : En réalité, il n’y a pas un point plus bas et un point plus haut, mais j’ai peur que de notre cher siècle, dans cinq cent ans, on ne se rappellera pas grand chose. Par rapport au dix-huitième siècle, il aurait la même valeur que le dix-septième, avec ses formes artistiques jugées frivoles, légères, plus ou moins décoratives. De plus, l’art du dix-neuvième est réalisé de façon à ne pas durer. Les matériaux employé pour produire l’art sont extrêmement périssables. Les artistes utilisaient des pigments pauvres. Je l’ai fait moi-même. Le résultat, c’est que bientôt, beaucoup de ces œuvres disparaîtront. Les tableaux s’émiettent continuellement, ils sont réparés et restaurés en permanence. Et même les restaurateurs les détruisent en partie parce qu’ils les restaurent trop. Quand une croute de peinture se détachent, il faut recoller le morceau et cela comporte une autre retouche. Tout cela a un nom : art rapide, art pour l’instant présent, qui se moque du futur ou du passé. Je retiens que cela a été la caractéristique de tout le siècle, des fauvistes aux suivants. Il fallait faire un tableau en un après-midi. Autrement tu es stupide. Ou mieux, tu es jugé sans importance. Mais c’est une chose que je ne peux pas admettre. Quand je fais une chose, je ne la fais pas en cinq minutes ou en cinq heures, mais en cinq ans. Je pense que la lenteur de l’exécution possède quelque chose qui rend plus probable de produire une œuvre durable dans son expression, une œuvre qui à distance de cinq siècles sera considérée encore importante.

C.T : Pouvez-vous mieux développer le concept “sortir de la tradition” ?

Marcel Duchamp : Cela devrait être l’attitude adoptée par celui qui veut trouver quelque chose de propre. Pour faire quelque chose de personnel, vous devez oublier ce que vous avez appris. C’est quand vous commencez à oublier que vous trouvez quelque chose… d’autre. Certes, Peut-être vous essayez sans jamais réussir. Vous croyez faire quelque chose de totalement personnel et un an après, vous le regardez et vous voyez les racines d’où proviennent inconsciemment votre art. Le Nu qui descend l’escalier n’était pas quelque chose de nouveau pour moi au moment où je le faisais. Je ne le savais pas. Seulement après, devant la réaction des autres, j’ai découvert que c’était quelque chose de nouveau.

C.T : On a beaucoup écrit sur le ready-made, forme de protestation contre l’art vu comme une marchandise. Vous préférez considérer l’art comme une forme de magie ?

Marcel Duchamp : Plus j’avance, plus il me semble que ce soit impossible. Il y a ce dilemme, comme vous avez souligné, lié au fait que celui qui regarde est aussi important que l’artiste. J’attribue au public quasiment plus d’importance qu’à l’artiste, parce que non seulement il regarde, mais parce qu’il émet aussi un avis. Je pense que c’est le moyen pour introduire dans la société le jeu sans importance de l’art. C’est comme un jeu entre le spectateur et l’artiste. Comme la roulette ou une drogue. Donc l’aspect magique de l’art est quelque chose auquel je ne crois plus, je crains d’être un agnostique de l’art. Je ne crois pas dans l’art avec toutes ses fioritures, la mystique, la révérence etc. En tant que drogue, il est très utile pour énormément de gens. C’est un sédatif qui provoque la dépendance.

Marcel Duchamp : “En tant que drogue, l’art est très utile pour énormément de gens. C’est un sédatif qui provoque la dépendance.”

C.T : C’est une drogue aussi pour l’artiste ?

Marcel Duchamp : Oui, mais d’une autre façon. C’est un aspect psychologique, le fait de se mettre sur un piédestal. L’artiste fait tout son possible pour penser qu’il entrera faire partie des collections du Louvre ou du Metropolitan Museum. En utilisant l’art comme une échelle. C’est un autre chapitre de la vie, le chapitre de l’ambition. Mais cela se trouve de partout.

C.T : Votre définition de l’art par certains côtés se rapproche de celle de Matisse, l’art comme fauteuil commode ?

Marcel Duchamp : Certainement, cela présente divers avantages. Mais en même temps, il n’y a pas besoin de lui donner cette reconnaissance d’être une espèce de religion. Dieu est beaucoup mieux (il rit). Tout ce qui est systématisé met peut de temps à devenir stérile. Rien ne possède une valeur éternelle. Cela dépend comment l’accueille la société. La pauvre Joconde désormais est finie, pour autant que son sourire soit merveilleux, elle a tellement été regardée qu’il a disparu. Je suis convaincu que quand un million de personnes regarde un tableau, par le seul fait de le regarder ils le modifient. Dans le sens concret. Vous comprenez ce que je veux dire ? Ils modifient l’image physique sans s’en rendre compte. Il y a une action, transcendantale naturellement, qui détruit de manière absolu tout ce que vous auriez pu voir quand elle était encore vivante. Le public est partie intégrante de la réalisation du tableau, mais il exerce aussi une influence diabolique, simplement par le fait de le regarder. La même chose est arrivée avec mon Nu descendant l’escalier. De tableau scandaleux, il est devenu une peinture ennuyeuse, parce qu’il a été trop regardé. Ah, encore le Nu (il rit).

C.T : En décidant de repousser les limite des lois de la physique et de la chimie, vous cherchez à adopter un point de vue ironique ?

Marcel Duchamp : Oui, avec l’idée que cela serait plus qu’un jeu, quelque chose pour lequel il vaille plus la peine de vivre : réussir à repousser les limites de ces lois, les rendre plus élastiques…

C.T : Pourquoi la vie serait-elle plus intéressante ainsi ?

Marcel Duchamp : Il y aurait plus d’imagination, plus de liberté d’action, plus de manque de sérieux, plus de jeu, plus d’espace pour respirer au lieu de travailler. Pourquoi l’homme devrait-il travailler pour vivre , Le pauvre a été mis sur la terre sans son consentement. Il est obligé d’être ici. Le suicide est une chose difficile à réaliser. La vie c’est les travaux forcés. C’est notre destin, nous devons travailler pour respirer. Je ne comprends pas pourquoi c’est aussi admirable. Je conçois parfaitement une société dans laquelle il y ait une place pour les fainéants. J’avais même pensé fonder une maison pour les fainéants, l’Hospice des paresseux. Si tu es fainéant et que les gens acceptent que tu ne fasses rien, tu as le droit de manger, de boire, d’avoir un abri. Une maison dans laquelle tout cela gratuitement. A condition de ne pas travailler. Si tu commences à travailler, tu es chassé.

C.T : Votre vie est remplie par l’art, mais il semble que vous ne croyez pas tant à l’art ?

Marcel Duchamp : Je ne crois pas à l’art. Je crois à l’artiste.

Texte librement traduit de l’italien au français, à partir d’une traduction de l’anglais en italien de Fabio Galimberti. Photographie empruntée sur le site ArtPlastoc

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